Extrait de Maitre Zacharius
de Jules Verne (1)
Le lendemain, à la chute du jour, après avoir passé Thonon,
ils atteignirent Evian, d'où l'on voit la côte de la Suisse se développer aux
regards sur une étendue de douze lieues. Mais les deux fiancés n'aperçurent
même pas ces sites enchanteurs. Ils allaient, poussés par une force
surnaturelle. Aubert, appuyé sur un bâton noueux, offrait son bras tantôt à
Gérande et tantôt à la vieille Scholastique, et il puisait dans son coeur une
suprême énergie pour soutenir ses compagnes. Tous trois parlaient de leurs
douleurs, de leurs espérances, et suivaient ainsi cette belle route à fleur
d'eau, sur ce plateau rétréci qui relie les bords du lac aux hautes montagnes
du Chalais. Bientôt ils atteignirent Bouveret, à l'endroit où le Rhône entre
dans le lac de Genève. A partir de cette ville, ils abandonnèrent le lac, et leur
fatigue s'accrut au milieu de ces contrées montagneuses. Vionnaz, Chesset,
Collombay, villages à demi perdus, demeurèrent bientôt derrière eux. Cependant,
leurs genoux fléchirent, leurs pieds se déchirèrent à ces crêtes aiguës qui
hérissaient le sol comme des broussailles de granit. Aucune trace de maître
Zacharius !
Il fallait le retrouver pourtant, et les deux fiancés ne
demandèrent le repos ni aux chaumières isolées, ni au château de Monthey, qui,
avec ses dépendances, forma l'apanage de Marguerite de Savoie. Enfin, vers la
fin de cette journée, ils atteignirent, presque mourants de fatigue, l'ermitage
de Notre-Dame du Sex, qui est situé à la base de la Dent-du-Midi, à six cents
pieds au-dessus du Rhône.
L'ermite les reçut tous trois à la tombée de la nuit. Ils
n'auraient pu faire un pas de plus, et là ils durent prendre quelque repos. L'ermite ne leur
donna aucune nouvelle de maître Zacharius. A peine pouvait on espérer le
retrouver vivant au milieu de ces mornes solitudes. La nuit était profonde,
l'ouragan sifflait dans la montagne, et les avalanches se précipitaient du
sommet des rocs ébranlés.
Les deux fiancés, accroupis devant le foyer de l'ermite, lui
racontèrent leur douloureuse histoire. Leurs manteaux, imprégnés de neige,
séchaient dans quelque coin, et, au dehors, le chien de l'ermitage poussait de
lugubres aboiements, qui se mêlaient aux hurlements de la rafale.
« L'orgueil, dit
l'ermite à ses hôtes, a perdu un ange créé pour le bien. C'est la pierre
d'achoppement où se heurtent les destinées de l'homme. A l'orgueil, ce principe
de tous vices, on ne peut opposer aucuns raisonnements, puisque, par sa nature
même, l'orgueilleux se refuse à les entendre... Il n'y a donc plus qu'à prier
pour votre père ! »
Tous quatre s'agenouillaient, quand les aboiements du chien
redoublèrent, et l'on heurta à la porte de l'ermitage.
« Ouvrez, au nom du diable ! »
La porte céda sous de violents efforts, et il apparut un
homme échevelé, hagard, à peine vêtu.
« Mon père ! » s'écria Gérande.
C'était maître Zacharius.
« Où suis-je ? fit-il. Dans l'éternité !... Le temps est
fini... les heures ne sonnent plus... les aiguilles s'arrêtent !
- Mon père ! reprit Gérande avec une si déchirante émotion,
que le vieillard sembla revenir au monde des vivants.
- Toi ici, ma Gérande ! s'écria-t-il, et toi, Aubert !... Ah
! mes chers fiancés, vous venez vous marier à notre vieille église !
- Mon père, dit
Gérande en le saisissant par le bras, revenez à votre maison de Genève, revenez
avec nous ! »
Le vieillard échappa à l'étreinte de sa fille et se jeta
vers la porte, sur le seuil de laquelle la neige s'entassait à gros flocons.
« N'abandonnez pas vos enfants ! s'écria Aubert.
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